Un immense saut

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Je voudrais présenter certains aspects du travail avec les enfants qui peut inspirer quelques-uns et rebuter d’autres.

Je veux que les enfants apprennent à lire, pas parce que c’est dans les programmes, pas parce qu’ils doivent passer des examens et doivent étudier dans des livres, mais parce qu’une fois qu’on sait lire, on a accès à l’expérience collective. C’est un immense saut de l’expérience toute personnelle que je dois avoir pour pouvoir entrer dans la langue du milieu, me mettre en rapport avec ma famille, avec le passage au langage écrit qui m’ouvre toutes les bibliothèques. Je ne veux pas que les enfants apprennent à lire parce que c’est exigé par le règlement mais parce qu’il est impossible de vivre plus qu’une vie dans la réalité et qu’on peut vivre des quantités de vies par procuration. Vivre les vies par procuration, on peut le faire par l’intermédiaire de la lecture. Jadis, il n’y avait pas de télévision, il n’y avait pas de cinéma et la lecture était le seul moyen de pouvoir élargir sa sensibilité, son expérience et d’y laisser entrer des tas de choses qui ne font pas partie de notre expérience actuelle, factuelle. C’est la raison pour laquelle je voudrais que les enfants aient le désir de lire et de lire n’importe quoi, (pas seulement les livres de géographie pour l’examen qui va venir) mais qu’ils puissent lire un jour Balzac pour rencontrer ce personnage si fantastique qu’est le Baron Hulot qui est, sous la plume de Balzac et par son art, un être gigantesque que nous ne pouvons pas devenir. Les écrivains ont à leur disposition des moyens : à travers les mots ils font vivre les personnages. Des personnages qui ont peut-être quelques liens avec nous ou pas du tout. S’ils ont quelques liens, ça veut dire que peut-être notre vie pourra être agrandie à l’échelle de ce personnage, mais s’il n’y en a point, je peux me dire « au moins je connais un exemple théorique de vivre de cette manière ».

La littérature n’a pas été populaire, ne s’est pas maintenue à travers les siècles parce que nous étions tous des pervers, mais parce qu’elle a une fonction dans notre société, une fonction humaine : c’est l’élargissement de l’expérience de chacun de nous qui est enfermé dans ce que nous pouvons réaliser effectivement. S’il est nécessaire de savoir lire pour faire cela, je voudrais que tout le monde sache lire et je vais me mettre au service de la lecture pour donner une autre forme à la communication entre moi et tous ceux qui ont quelque chose à dire, que je ne rencontrerai jamais parce qu’ils sont morts, éloignés, inaccessibles. J’ai besoin d’élargir mon expérience, comment vais-je pouvoir le faire ? Du jour où je me suis aperçu que je pouvais bénéficier de mes lectures, je suis devenu un lecteur avide. J’ai lu et j’ai lu et je continue à lire. Quelquefois je lis une même histoire moult fois parce qu’elle est trop riche pour que je puisse absorber son message en une seule lecture et je lis lentement, parce que je veux assimiler.

On me téléphone et on me dit: « Est-ce que vous enseignez la lecture rapide ? » Je dis : « Non, nous n’en avons point besoin. » « Comment nous n’en avons pas besoin ? » Je dis : « Je suis un lecteur très lent et j’ai lu beaucoup. Il y a des gens qui sont des lecteurs rapides et qui ne bénéficient pas de leur expérience parce qu’ils ne sont pas restés assez longtemps au contact du contenu de ce qu’on leur apporte ». Je n’ai jamais pris de notes dans ma vie, mais j’ai lu avec toute mon affectivité, j’ai lu pour recevoir, pour me rendre aux auteurs qui me plaisaient naturellement. Mais les grands romanciers sont des leviers d’enrichissement qui vont nous mettre au contact de choses qui sont en général hors de notre portée et, comme ils savent très bien faire les choses, ils facilitent notre tâche d’ouverture, d’élargissement. Ce que j’ai appris, moi, au contact des grands écrivains, je ne peux pas le faire comme eux parce qu’eux avaient cette vocation et ils avaient assez de force pour rester sur un projet pendant longtemps, mais je pouvais faire des petits récits.

Les gens veulent donner la lecture. Moi je ne voudrais pas que cette lecture soit seulement pour s’acquitter de cette obligation sociale, mais que ce soit une occasion de développement intérieur et si je peux écrire une page ou deux de cette manière, je le fais. Je voudrais maintenir tout le monde au contact du mystère de la vie. Dans une société rationnelle, on croit que le mystère doit être mis de côté, que tout est explicable en termes de raison ; vous savez que ce n’est pas vrai, que c’est une perte de temps et que nous sommes tous à aspirer à devenir plus riches intérieurement, nous voulons tous recevoir quelque chose qui fait que notre vie ait davantage de valeur pour être vécue. Il ne faut pas attendre longtemps pour mettre ceci au contact des enfants.

J’ai raconté beaucoup, beaucoup d’histoires à des enfants qui avaient 4, 5, 10 ans ; j’étais à leur contact, je les regardais, je sentais ce qui se passait en eux quand je faisais délibérément quelque chose, une transformation de mon histoire qui était créée sur place pour qu’eux m’enseignent ce qu’ils ressentaient, qu’ils me disent ce qu’ils ressentaient et ce que je pouvais faire. Ce sont eux qui m’ont fait comprendre que l’on peut parler à de petits enfants de choses dont ils n’ont aucune expérience, mais à condition que ce soit dit d’une certaine manière, si ça les captive, ça reste avec eux. Je me souviens d’une adolescente qui m’a raconté une histoire d’amour quand j’avais 5 ou 6 ans. Elle était adolescente et vraiment dans l’authenticité de la recherche de l’amour. Ce qu’elle disait était entièrement en dehors de mon expérience, mais la façon dont l’inspiration agissait sur son débit verbal, sur la mélodie, différentes inflexions, tout cela m’est resté, ça date de 70 ans et c’est encore avec moi. Ça reste parce que les humains ne sont pas sur un plan, les humains vivent chacun leur vie sur des plans très différents.

Quand on vit dans une famille avec des enfants de différents âges, on est au contact d’expériences qui ont des contenus différents. Des choses que je n’ai jamais vues qui sont importantes pour un autre, je ne vais pas entendre comment il les vit, mais je vais entendre l’intensité, je vais entendre l’importance, je vais entendre des qualités qui ne sont pas verbalisées, qui sont présentes parce que la voix transforme ce que l’on veut dire en une réalité d’une autre signification, d’une autre nature. C’est pour cela que les troubadours ont toujours eu une place dans nos sociétés. On parlait des troubadours dans le sud de la France il y a plusieurs centaines d’années: ils disaient des histoires d’amour et de mort. Ce sont deux choses mystérieuses. Mais il n’y a pas que l’amour et la mort, il faut qu’il y ait une histoire autour, un contenu, qu’il y ait une substance et cette substance est dans les images. Nous pouvons évoquer des situations qui sont à l’échelle de notre évocation, même s’il s’agit d’autres choses. Quand je lisais les histoires du baron Hulot à 16, 17 ans, quand je lisais La Cousine Bette, une des histoires les plus fantastiques qu’on ait jamais écrites, quand je voyais cet homme décrit par Balzac avec une aptitude exceptionnelle (puisqu’il avait cette aptitude), le baron Hulot était entièrement vécu par la lubricité. Je ne voudrais rien dire contre le baron Hulot parce que sa fonction n’était pas d’être aimé ou non, sa fonction était de remplir l’horizon; on se mettait au contact de quelqu’un qui avait une autre dimension que la nôtre. Ceux qui m’ont inspiré sont légion, tous ceux qui ont été présentés par des écrivains qui savaient manier la plume, comme Dostoïevski et son Idiot. Vous allez peut-être essayer de lire ces choses-là et reconnaître que la littérature a une fonction spirituelle – elle sert à notre évolution, pas seulement à notre information. Dans l’école d’aujourd’hui, l’information domine lorsque l’inspiration et l’évolution devraient dominer. Il est possible de se mettre au service des tout petits. Les 40 petits récits sont une toute petite tentative de la lecture au service de l’évolution humaine.

Caleb Gattegno – Paris, novembre 1987
Extrait de la transcription du Séminaire La Lecture en Couleurs
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