La subordination de l’enseignement à l’apprentissage

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Cet atelier a eu lieu dans une pièce extraordinaire et très plaisante – un ancien studio de danse qui avait une vue magnifique. Il y a eu dix participants pendant quatre jours et trois qui n’ont pu assister qu’une ou deux journées. Tous étaient intéressés surtout par l’enseignement des langues. C’était la première fois que je menais un atelier dans lequel la langue commune entre certains des participants et moi-même était si ténue.

Je n’ai que très peu de japonais alors que, parmi les dix participants, une personne était anglophone, quatre parlaient bien – ou moins bien – l’anglais et les cinq autres ne pouvaient comprendre ce qui se disait que très partiellement, et sûrement pas assez bien pour saisir toutes les nuances que demande un travail de ce genre. Néanmoins, il fut décidé que les propos ne seraient pas traduits en entier et, assez rapidement, une façon de travailler fut trouvée : je lançais une idée ou un concept et les participants essayaient de reconstituer ce que j’avais dit et d’en discuter jusqu’à ce qu’ils fussent satisfaits d’avoir bien compris. Ils vérifiaient quelques points ou posaient des questions en anglais s’ils constataient des difficultés dans leur travail de reconstitution. Cette façon de fonctionner s’est avérée convenable, somme toute, surtout parce qu’il y avait dans le groupe une ou deux personnes qui avaient déjà beaucoup travaillé avec Caleb Gattegno et sa manière de penser et qui pouvaient mener la discussion aussi bien en japonais que moi en anglais. Néanmoins, ce fut une expérience intéressante pour moi car elle m’a permis de travailler de façon intensive pendant quatre jours sur mon intuition.

Il me semblait que, pour étudier la subordination de l’enseignement à l’apprentissage, l’entrée la plus facile serait par le biais d’un examen détaillé de l’apprentissage, si bien que l’atelier a débuté avec deux jours consacrés aux quatre stades de l’apprentissage; stade un, la prise de conscience fondamentale qu’il existe un domaine à explorer ; stade deux, l’exploration de ce domaine ; stade trois, la pratique et, stade quatre, la maîtrise. Ces quatre stades ont été étudiés en détail, un très grand nombre d’exemples, tirés de nos vies de tous les jours, étant fourni par moi-même et ensuite par les participants, jusqu’à ce que tous semblent à l’aise avec cette description de l’apprentissage. Ensuite, les stades furent réexaminés du point de vue de ce que l’apprenant fait avec sa présence pendant chaque stade. Le premier stade – qui peut ne durer que quelques secondes – se caractérise par la présence de l’apprenant à la découverte d’un nouveau champ d’investigation. Pendant le deuxième stade, l’apprenant est présent à l’exploration du domaine. Pendant le troisième stade, l’apprenant est de moins en moins présent au fur et à mesure qu’il fait des progrès et il sait qu’il a atteint la maîtrise quand il n’a plus besoin d’être présent du tout, quand l’action est entièrement automatique. Nous avons trouvé des exemples pour lesquels seul le premier stade se manifeste ou pour lesquels on ne constate que les deux premiers stades – les relations humaines sont de ce genre, car nous ne désirons pas toujours automatiser notre relation avec nos proches. De même, certains apprentissages ne demandent qu’une prise de conscience initiale, la maîtrise étant immédiate puisque le processus lui-même est déjà connu.

Une fois que les notions de présence et de prise de conscience étaient devenues plus que des concepts vides pour les participants, une fois qu’ils avaient démontré qu’ils pouvaient reconnaître des moments dans leur vie dans lesquels la présence ou la prise de conscience sont manifestes, il a été possible d’élargir la notion de présence pour inclure la présence sur scène d’un grand acteur ou d’un musicien qui galvanise les spectateurs dès qu’il entre en scène. C’est un bon exemple du phénomène de l’induction, vécu par la plupart des gens au moins une fois dans leur vie et il a aidé les participants à saisir ce qu’est l’induction.

A ce point de notre étude, nous avions assez d’outils à notre disposition pour commencer une étude du Moi au timon. La troisième journée a été consacrée à cette étude. Puisque le Moi peut être étudié le plus facilement pendant une activité d’apprentissage, nous avons fourni aux participants une balle de tennis et ils ont eu une tâche simple à apprendre – jeter une balle d’une main dans l’autre, la difficulté étant qu’une main, derrière le dos, devait jeter la balle par-dessus l’épaule et l’autre main devait l’attraper devant le buste. Il a été demandé aux participants qu’ils apprennent à jeter la balle mais aussi qu’ils examinent le contenu de leur conscience pour se saisir en train de fonctionner. Une bonne heure a été consacrée à cette activité, et c’était du temps bien dépensé. Les apprentis ont appris à se voir présents sélectivement dans différents aspects de l’activité du jet, utilisant leur conscience pour apprendre. Dans notre beau studio de danse, ils étaient entourés de miroirs. Certains ont essayé de s’en servir pour étudier leurs jets, mais ils ont vite compris qu’ils ne pouvaient pas s’étudier de l’extérieur car ceci créait une division dans leur présence à eux-mêmes et il fallait qu’ils se concentrent sur leur senti de l’action plutôt que de se regarder agir. Ils ont également pris conscience de la manière dont on sait que nous faisons des progrès.

Après un certain temps, quand tout le monde avait fait quelques progrès dans l’apprentissage proposé, le groupe a été divisé en deux sous-groupes et chaque sous-groupe a eu l’occasion d’observer l’autre moitié en cours d’apprentissage. Les observateurs ont reçu comme consigne de regarder les autres, non pas du point de vue d’un apprenti mais du point de vue d’un enseignant. Cet exercice s’est avéré trop difficile pour la plupart des participants. A une exception près, ils ont décrit les progrès que faisaient les autres participants comparés à leur propre apprentissage plutôt que de penser au type de conseils qu’ils pouvaient donner à chaque apprenti pour qu’il apprenne plus vite. Ils n’étaient pas encore en mesure de penser en termes techniques à l’activité d’apprendre à jeter.

L’après-midi du troisième jour a été consacré à une étude du feed-back. L’étudiant teste son environnement – c’est ceci qui a mené des observateurs comme Dewey à dire que l’apprentissage se fait par essais et erreurs – et il lit ce que l’environnement lui envoie comme réponse ce qui crée une boucle de feed-back. Chaque boucle permet à l’apprenant de faire un nouvel essai plus approprié car il est déjà conscient de la réponse de l’environnement aux essais précédents et peut, donc, ajuster ses essais les uns après les autres. Cette boucle de feed-back sert dans l’apprentissage de n’importe quelle discipline procédant par essais et erreurs, depuis le vol à voile jusqu’au lancer de balles ou à l’apprentissage d’une langue. Mais dans la classe de langue, c’est l’enseignant qui devient l’environnement. Ainsi, l’enseignant regarde l’apprenant alors que celui-ci teste son environnement et lui fournit le feed-back sélectivement, ajustant ce qu’il fait en fonction des essais de l’étudiant. De cette manière, l’enseignant et l’étudiant se trouvent liés dans une double boucle de feed-back. L’enseignant observe l’étudiant qui procède à un essai et fournit le feed-back nécessaire pour l’essai suivant, et ceci, moment par moment.

A la fin de la troisième journée, les participants avaient la plupart des notions que j’avais décidé de travailler lors de ce séminaire. Il ne restait plus qu’à les lier pour qu’ensemble, elles constituent une compréhension de quelques-uns des processus impliqués dans la subordination de l’enseignement à l’apprentissage. C’est ce qui a été fait lors de la quatrième journée.

Pour commencer cette quatrième journée, nous sommes retournés à une notion déjà en circulation depuis les premières minutes du séminaire – une citation de Caleb Gattegno : « Libérer les élèves, c’est les rendre indépendants, autonomes et responsables. Je ne libère pas mes élèves d’un coup, mais moment par moment et pas à pas. » Ayant passé trois jours à étudier l’apprentissage, nous avons passé maintenant une heure à étudier l’enseignement en préparation à l’observation d’une leçon de français.

Puisque quatre des participants dans ce stage avaient travaillé dans le cours de français de la semaine précédente, les circonstances étaient réunies pour faire une leçon un peu plus avancée qu’une première leçon. Le but de cette leçon était de fournir aux participants – ceux qui allaient étudier le français et les observateurs – l’occasion d’observer la subordination de l’enseignement à l’apprentissage fonctionnant dans une classe.

Ce cours de français fut à la fois une réussite complète et un échec total ! J’avais espéré, je m’attendais à ce qu’il permette l’observation de la présence des étudiants mais aussi de leurs absences, des moments où un étudiant avait son Moi au timon mais aussi des moments pendant lesquels le psychisme reprenait le dessus et ralentissait son progrès, des moments où la classe entière était présente mais aussi des moments où personne n’avait son Moi au timon. Mais le cours a été un succès au delà de toute espérance en tant que cours de français, les étudiants étant entièrement présents à chaque instant. Même quand je leur faisais faire des activités qui pouvaient présenter une difficulté sociale pour eux ou qui pouvaient mener à une gêne, chaque étudiant est resté complètement focalisé sur la leçon. Il y a eu un seul moment où tout le monde, y compris moi-même, a pris conscience de la présence des observateurs et a adopté un mode de fonctionnement social. Nous avons tous ri. Malheureusement, cet incident a duré moins d’une seconde et un seul observateur l’a remarqué en sentant un changement dans les énergies de la classe, sans toutefois en comprendre la signification. Il se demandait s’il n’avait pas imaginé ce changement, tellement rapide qu’il n’avait pas eu le temps de saisir ce qui s’était passé. Les participants, eux, ont su que c’était arrivé mais ont été immédiatement repris par la leçon et n’y ont pas davantage prêté attention. Ainsi, ce niveau plus subtil de la subordination de l’enseignement à l’apprentissage n’a pas été démontré clairement pendant la leçon.

Cependant, la présence des étudiants était évidente pour tous les participants et beaucoup de prises de conscience ont été repérées très facilement, si bien que ce deuxième niveau de subordination de l’enseignement à l’apprentissage était évident à tous. Le troisième niveau dont il s’est agi pendant ce séminaire, l’utilisation par l’enseignant de la double boucle de feed-back, était visible pour tout le monde également.

Le dernier après-midi a été consacré à quelques remarques au sujet de la mémoire et de la rétention ainsi qu’à la différence entre la pratique et la répétition, puisque les participants avaient des questions concernant les énergies qui ne pouvaient trouver une réponse qu’en entrant dans ce domaine.

A la fin du séminaire, il semblait que les participants avaient trouvé une certaine compréhension de la subordination de l’enseignement à l’apprentissage et certaines des raisons pour lesquelles Silent Way peut être considéré comme en étant un exemple. Il est évident que beaucoup reste à faire, mais les bases ont été jetées pour une compréhension des transactions subtiles impliquées dans la proposition de Caleb Gattegno.

Auteure : Roslyn Young – Traduit par R. Young et C. Bastian
La Science de l’Education en Questions – N° 9 – juin 1993

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