En clinique de lecture

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Je me donne, entre autres étiquettes, celle de clinicien en lecture. Bien que beaucoup d’autres personnes se donnent la même, j’ai été frappé plus d’une fois par le fait que j’ai en tête quelque chose de bien différent du sens habituel de ces mots, quand je parle de travail clinique en lecture. En fait les réalités derrière les étiquettes peuvent être si différentes que je me demande même si nous devrions utiliser la même étiquette. Je ne veux pas dire par là que tous les gens qui enseignent dans les différentes cliniques devraient penser de la même façon ou faire les mêmes choses, mais il semblerait qu’il y ait certains aspects du travail qui se fait dans une clinique de lecture où je travaille, qui le distinguent de ce qui se passe actuellement dans la plupart des centres de formation. J’espère que l’examen de ces aspects distinctifs pourra éclairer une façon de travailler qui pourra alors avoir un attrait plus grand et une application plus étendue pour les éducateurs aussi bien que pour les enseignants.

En clinique de lecture, le travail est fait sur mesure

« L’enseignement individualisé » est une expression dépassée. La plupart des théoriciens conviendront que, comme application de certains principes pour rendre plus fructueux le temps consacré à l’étude, l’individualisation de l’enseignement est un but que l’on doit poursuivre. Cependant son utilité comme concept a été diluée par les recettes d’enseignement, la prolifération des livres d’exercices préparés commercialement, des feuilles d’exercices et d’autres matériels préparés par les enseignants, ainsi que les divers modèles : tester, enseigner, re-tester, d’enseignement. Résultat : il n’apporte qu’une faible amélioration à ce qui se passe généralement.

En clinique de lecture, les besoins réels à chaque instant de l’élève sont analysés et satisfaits sur-le-champ. L’approche plus traditionnelle de l’individualisation… qu’on appelle d’habitude l’enseignement diagnostic – prescription, est donc remplacée par une réponse changeante et parfaitement souple, aux besoins changeants de l’élève. Aucune démarche d’instruction pré établie, si précisément définie soit-elle, ne peut remplacer un enseignant qui maintient une vulnérabilité à la personne réelle à laquelle il est confronté et qui est prêt à réexaminer, à reformuler et à modifier son approche à chaque instant en fonction des impacts reçus.

Il n’y a aucun talent particulier ni aucune magie cachée qui permette au clinicien en lecture de remodeler constamment son enseignement en fonction du cours réel des événements qui se produisent. Il n’y a que le maintien d’une attitude de suspension de jugement, attitude qui impose une approche empirique constamment ouverte aux modifications et au perfectionnement. Plutôt que de croire : “je sais a priori exactement quoi faire pour cet élève sur la base de telle ou telle procédure d’évaluation”, le clinicien en lecture accepte que ce n’est qu’en travaillant effectivement ensemble que la vérité peut se révéler et que cette vérité peut changer par l’effet même du travail. En restant ouvert à ce qui se passe d’unique, on apprend de chaque élève comment adapter le travail à ses particularités.

En clinique de lecture, le travail est intensif et de courte durée.

Quels que soient les problèmes qui ont pu empêcher un élève de parvenir à une maîtrise suffisante de la lecture, il incombe au clinicien de toucher aussi directement que possible au cœur même du problème. Le remède doit être concentré afin que le temps nécessaire pour arriver à la solution puisse se compter en heures de travail en commun, plutôt qu’en mois ou en années.

Le clinicien en lecture est pénétré par un sentiment de responsabilité pour l’utilisation des minutes disponibles pendant une séance avec un élève. Il trouve chaque minute précieuse en raison de sa relative rareté ainsi que de son pouvoir de produire un apprentissage significatif. Tout le progrès que le clinicien est capable d’amorcer doit emplir chaque minute. Mais cette compression de beaucoup d’apprentissage dans un laps de temps relativement court ne peut s’accomplir que grâce à une sensibilité et une compassion pour la personne avec qui l’on travaille, de telle sorte que la dynamique soigneusement orchestrée ne soit pas ressentie comme une pression excessive.

Le clinicien en lecture sait qu’un remède rapide n’est possible que si l’élève prend en charge son apprentissage. Par conséquent, il ne donne d’exercices que s’ils peuvent produire des critères et conduire à la situation où l’élève sait non seulement ce qu’on lui demande mais aussi pourquoi on le lui demande. Par exemple : parce qu’en anglais on peut donner tant de sons différents à une lettre donnée ou à un groupe de lettres donné, et parce que le contexte ne fournit pas toujours le sens, notre recherche naturelle de croissance et d’indépendance nous oblige en effet à nous référer, à des moments appropriés, au dictionnaire. Dès que les critères adéquats en ce qui concerne la nature de la langue sont établis par un élève, le clinicien fait confiance à l’élève pour utiliser quand il faut le dictionnaire et qu’en fait, il va s’apprendre lui-même, à un moment donné, comment atteindre le sens dans cette portion du langage écrit qui reste à conquérir. Le clinicien sait à ce stade que son travail est terminé. L’idée que l’élève en réalité, s’apprend lui-même à lire, nous amène au dernier point, le plus important peut-être.

En clinique de lecture, on n’enseigne pas la lecture.

Cette affirmation qui sonne bizarrement, exprime une prise de conscience profonde de la part du clinicien, que le contenu de la langue est le problème de l’élève, non de la personne qui travaille avec l’élève. Le clinicien s’occupe de questions telles que : la personne regarde-t-elle ce qui est en face d’elle ? Cette personne est-elle à l’écoute d’elle-même ? Compare-t-elle ce qu’elle voit avec ce qu’elle entend ? Est-elle entêtée ? Confuse ? Indisciplinée ?

Dans la mesure où le clinicien se pose ces questions, on peut dire qu’il s’intéresse au fonctionnement de l‘élève. Dès que les fonctionnements appropriés sont opérants, l’élève, clairement, s’apprend lui-même à lire, et le clinicien se donne plus ou moins le rôle de spectateur pour la courte période de temps nécessaire pour se convaincre que l’élève est sur la bonne voie.

Les talents du clinicien ne sont vraiment mis à contribution que lorsqu’il rencontre un mauvais usage particulièrement persistant chez une personne, de ses pouvoirs mentaux. Par exemple, un étudiant peut paraître pris au piège de la mauvaise habitude de regarder les quelques premières lettres d’un mot polysyllabique et deviner le mot avec peu ou pas de considération pour le contenu sémantique ou syntaxique de ce qui précède ou de ce qui suit. Exercice sur exercice et/ou avertissement sur avertissement peuvent entraîner une amélioration de la production de temps en temps ou pour un ensemble choisi de mots vus pendant les séances cliniques. L’élève peut néanmoins rester essentiellement coincé dans un mode de fonctionnement qui lui crée des ennuis excessifs lorsqu’il essaie d’utiliser la lecture comme un outil dans un but ou un autre. Dans cette situation, la responsabilité du clinicien est de concevoir encore une autre technique qui puisse toucher l’étudiant à un niveau de conscience plus profond afin qu’il soit assez ému pour effectuer intérieurement le réexamen nécessaire de la façon dont il se met en rapport avec le texte imprimé. Ainsi, dans la clinique de lecture, le temps sert non à acquérir un contenu mais à atteindre ce moment où l’élève trouve en lui-même la clarté et les ressources pour entrer en relation d’une façon appropriée avec les défis quand ils descendent réellement vers lui.

Un éducateur ou un enseignant, pourra trouver dans la façon de travailler du clinicien, certaines choses qui pourront lui servir dans son travail. Si les élèves individuels en clinique de lecture peuvent s’enseigner eux-mêmes la lecture, pourquoi ne pas attendre la même chose des étudiants individuels en travaux dirigés ou même des groupes petits ou grands d’élèves dans une classe normale ? N’est-il pas possible de remplacer la structure qui commande une accentuation du contenu par une autre qui pousse à considérer comment les élèves utilisent leurs ressources mentales pour faire face au contenu ? N’est-ce pas un plus grand fardeau pour le professeur de trente ou quarante élèves que d’essayer d’enseigner à tous et toutes les mêmes choses en même temps que ça ne l’est de dépenser la même quantité de temps divisée entre : s’assurer que les élèves fonctionnent bien et les laisser s’instruire eux-mêmes ?

Si les éducateurs et les professeurs devaient fonctionner davantage à la façon du clinicien et devaient adapter leur enseignement aux besoins de leurs élèves de sorte que, dans un laps de temps relativement court, les élèves prennent en charge leur éducation et s’enseignent eux-mêmes, qui aurait à perdre à cet état de choses ? Il semblerait que seuls les gens comme moi devraient y perdre car les services que j’offre comme clinicien pourraient être rendus par des sources plus étroitement liées à l’état des choses normal. Je suis prêt à accepter ce sort.

© Ted Swartz
La Science de l’Education en Questions – N° 10 – décembre 1993

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